Le paradoxe de la protention

lundi 30 mars 2020
Cité d'Aigues-Mortes, Gard 



   La réflexion qui suit surgit parmi de nombreuses autres en cette période particulière, entre pandémie et confinement, entre connectivité et introspection. Je m’interroge ici sur la conscience du temps et la perception du réel qu'elle génère. L’article est davantage personnel puisqu’il s’appuie en partie sur mon expérience et mon ressenti. Enjoy ! 


Qu’est-ce que la protention ? 

   La notion de protention se construit par opposition à celle de rétention. C’est le phénoménologue Edmund Husserl qui propose ces deux termes afin de qualifier la relation particulière que l’humain entretient avec le temps. Ainsi la rétention correspond-elle au fait de retenir le passé dans le présent, de le garder en mémoire, notamment grâce aux souvenirs, et donc de transgresser la loi qui voue le passé à la disparition. Au contraire, la protention désigne le fait, pour un individu, d’être tourné vers l’avenir, de se projeter dans un futur encore indéterminé et inconnu, dans un espace-temps qui n’est pas encore advenu.  


Le paradoxe de la protention 


     Le paradoxe réside dans une contradiction immanente à la notion de protention et donc à la conscience humaine du temps. En effet, sans projet, la vie présente est presque de l’ordre de la stagnation. Les projets sont des projections, des anticipations de l’avenir. Pour avancer, il semble indispensable de se tourner vers le futur, de faire des projets, de se donner des objectifs pour se stimuler et se donner la force et l’envie de poursuivre la vie au-delà du présent.  

     Cependant, c’est cette même projection qui peut entraver la vie présente au lieu de l’alimenter et de la stimuler. Si l’individu se contente de projections, s’il vit davantage dans un futur imaginaire que dans le présent alors sa vie peut ralentir, il peut passer à côté. La protention place l’individu dans un espace-temps absent et le rend donc moins présent à l’actuel, à l’instant 

    Cette perception temporelle est fragile et limitée. Rien n’assure la réalisation des projections du présent vers le futur et un seul événement contingent (par opposition au nécessaire, le contingent est ce qui peut être ou ne pas être, ce qui pourrait être différent de la forme sous laquelle il apparaît) peut chambouler ces anticipations ambivalentes. Les failles de la protention sont révélées lors de situations imprévues comme la pandémie du Covid-19 qui touche actuellement le monde et qui bouscule par conséquent le quotidien et les projections par exemple.  


Pourquoi vivre dans le futur alors même qu’il est incertain, insaisissable et imprévisible ?  


     Cette perspective peut en effet sembler absurde : pourquoi se tourner vers l’avenir, y placer ses espoirs quand on sait pertinemment qu’il est par essence contingent et inconnu ? 

     La protention en réponse à une insatisfaction présente ? N’est-ce pas justement cette attitude de projection vers le futur qui génère une insatisfaction dans le présent ? Cette perspective rejoint l’éternel manque associé au désir si caractéristique de l’existence humaine. Si l'on apprenait à apprécier, à aimer ce qui se passe actuellement, à vivre davantage dans l’instant plutôt que dans le futur, on serait sans doute moins déçu. Pour diminuer cette apparente insatisfaction, il faudrait alors réduire ou limiter cette tentation d’anticipation sur tout, de contrôle et de programmation de la vie et du futur pour parvenir à se réjouir de ce qui arrive actuellement, pour réussir à se satisfaire de sa vie présente. Qui a dit que l’on a toute la vie devant soi ? Que l’on a encore le temps ? Sans cesse se tourner vers l’avenir permet d’échapper à sa réalité actuelle, à son quotidien mais c’est aussi « perdre » du temps dans le présent. 

     Le recours à la protention pour dépasser une peur présente ? La projection dans un ailleurs à venir est rassurante quand la peur de l’action dans le présent saisit l’individu. En effet, elle permet de se dire qu’on aura, plus tard, une prise sur le réel, que ce qui arrivera par la suite sera forcément mieux. Cette protention s’apparente alors à une diversion, une distraction qui éloigne de la considération de sa condition présente. Mais encore une fois, cette perspective demeure contradictoire car le futur est davantage plus contingent que ne l’est le présent…  


Qu’en est-il de mon expérience personnelle ?  


     Je dois avouer que cette réflexion est née d’un constat personnel sur mon propre rapport au temps et à la vie, surtout en cette période inédite qui modifie nos schémas existentiels habituels.  

     Ma vie se construit sur le mode de la projection depuis longtemps maintenant. Depuis que je suis en âge d’avoir assez conscience de mon existence et de sa dimension temporelle, j’ai l’impression que ma situation présente n’a jamais été suffisamment satisfaisante, qu’elle ne me permettait pas de réellement m’épanouir. La prépa a alors été l’acmé de cette protention car si je travaillais, c’était uniquement dans le but d’atteindre un objectif futur encore imperceptible et inaccessible dans le présent. Au fur et à mesure des mois et des années, le contenu de ma formation me plaisait de moins en moins, jusqu’à ce que je ne trouve plus de plaisir dans ce que je faisais et étudiais, vraiment aucun.   

     Pourtant, j’ai continué dans l’unique projet d’atteindre un objectif, d’intégrer une école qui me permettrait de construire une vie qui me satisferait (potentiellement). J’arrive aujourd’hui à la fin de trois années de classe préparatoire, et je ne sais toujours pas où j’irai l’année prochaine, ce que je ferais et si cela sera assez, si cela sera à la hauteur de mes efforts, de mes sacrifices passés. Je ne sais pas. Je ne sais rien. Le futur reste contingent et malgré le travail, rien ne m’assure d’obtenir ce que je veux. Cet avenir qui m’a permis de garder espoir et motivation n’est que de l’ordre de l’hypothétique.  

     De plus, je ne peux pas non plus savoir si cette vie future qui m’a donné la force et le courage correspondra à mes espérances. On ne peut rien savoir. Cela fait maintenant trois ans qu’à chaque baisse de moral ou de motivation je me dis « quand ce sera fini, cela ira mieux, tu auras une vie ». Le problème, c’est que ma vie, c’est déjà celle dont je fais l’expérience actuellement, ce n’est pas la visualisation de cette idée imaginaire projetée dans le futur 

    Au cours de ce cursus, je n’ai pas vraiment eu de temps pour développer mes centres d’intérêt, pour me pencher sur des sujets qui m’intéressaient vraiment, pour faire plus de choses dans l’instant présent. Ma vie était subordonnée aux cours et au programme. Cette période de ma vie, je la compare à un quasi état léthargique, à une vie au ralenti et en attente de l’avènement d’un espace-temps contingent nourri d’imagination et de projections (peut-être de désirs et d’envies présents mais non réalisés que je remets donc à plus tard). Cette vie, elle est née de mes choix, de ma perception du temps, de ma propre procrastination existentielle qui remettait toujours à plus tard le moment où j’accomplirai ce qui me plaît, où je vivrai.   

    Il faut bien remettre les choses dans leur contexte. Je ne suis pas ici pour me plaindre ou épancher mes regrets. J’établis ici un constat, un constat qui n’est autre que le résultat des choix que j’ai effectués, que j’ai faits.  


Que tirer de tout cela ?  


    Je pense qu’il est primordial de savoir se remettre en question et de ne pas rester sur des acquis ou des habitudes. La vie et le temps sont changeants et peuvent aisément glisser entre nos doigts. Cette promesse imaginaire d’un avenir meilleur apparaît comme irréaliste, naïve voire démesurée face à l’immensité de l’inconnu. Dès lors, et sans vouloir tomber dans des clichés ou du bullshit, je suis de plus en plus convaincue qu’il faut se méfier de la visualisation et de la protention dans la mesure où elles peuvent s’avérer contre-productives et empêcher de vivre dans l’espace-temps présent, le seul que l’on connaît vraiment. Peut-être que la vie prend sens et apporte satisfaction à l’instant où l’on comprend qu’elle ne réside pas dans un ailleurs hypothétique à venir mais bien dans l’actuel, dans le moment.  


Pour cet article, je n'ai pas eu beaucoup d'idées de références à te conseiller. Toutefois, je te propose de visionner cette vidéo de Sorelle Amore qui complète bien ma pensée je trouve ! (vidéo anglophone)




Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.

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