Atelier de Cézanne, Aix-en-Provence, 2019
« Salut, ça va ? - Oui. » Toi aussi tu connais cette situation ? Bien sûr. On la connaît tous, on la vit au quotidien, encore et encore. Cette question de politesse est devenue une telle banalité que plus personne ne la prend au sérieux ou ne répond sincèrement. Mais comme tu l’auras remarqué, cette formalité implique (quasiment) tout le temps une réponse positive. « Oui, je vais bien. » Est-ce que cela a vraiment un sens ? Est-ce que la personne qui pose la question est réellement intéressée par la réponse et à l’inverse, est-ce que celle qui répond exprime véritablement ses sentiments ou son humeur ? Je ne crois pas… En revanche, ce qui est sous-entendu par un tel jeu de question/réponse automatique, c’est que la seule bonne réponse est le « oui », la seule bonne réponse est celle de la joie, du bonheur.
Dès lors, le concept de bonheur se retrouve jusque dans les paroles et bavardages les moins signifiants alors même qu’il semble être l’état le plus recherché par l’être humain, un état de bien-être, de plénitude, de béatitude absolue. Le bonheur (ou du moins sa quête) est omniprésent dans notre société. Mais j’aimerais te poser une question : c’est quoi le bonheur ?!
Interrogations premières
Pour entrer dans cette tentative de définition du concept de bonheur, je vais m’appuyer sur une citation liminaire de l’épisode 1 de la saison 1 de la série de Shalom Auslander, HAPPYish. Je suis tombée par hasard sur cette série et il se trouve qu’elle permet de soulever tout un tas de questions sur notre rapport au bonheur et sur sa signification en général. La série s’ouvre donc ainsi, par la voix off de Thom, un des personnages principaux :
« Voici Thomas Jefferson, le père fondateur de mon pays d’adoption que j’aime de tout mon cœur. Sauf qu’il a écrit cette devise : “Vie, liberté, quête du bonheur”. La vie, d’accord. La liberté, je comprends en gros. Mais le bonheur ? C’est quoi, bordel ? Une BMW, 1000 amis sur Facebook, un million de followers ? J’aurais préféré qu’il dise : “Vie, liberté, quête du bonheur, on se fout de savoir lequel.” »
Ici, le personnage de Thom donne différents exemples de ce qui semble pour lui être un synonyme de bonheur pour la plupart des gens. Un point commun parmi tous ces éléments énumérés : le matérialisme. Cette attitude qui s'attache avec jouissance aux biens, aux valeurs et aux plaisirs matériels. Posséder des choses serait aujourd’hui le moyen d’être heureux. Et en effet, c’est ce que la société capitaliste dans laquelle nous vivons tente de nous faire croire. Le bonheur résiderait dans les possessions matérielles, c’est pourquoi tu as besoin du dernier smartphone high-tech, de cette paire de baskets-chaussettes ou de cette voiture de luxe qui roule beaucoup trop vite pour un usage quotidien conforme à la loi et aux réglementations du Code de la route. L’abondance et la profusion de publicités laissent sous-entendre que ce qu’on a déjà n’est pas assez, jamais assez. Le bonheur se trouverait ailleurs que là où l’on est déjà.
Le mythe de l’Eldorado
A l’origine, l’Eldorado est une contrée mythique et imaginaire d’Amérique du Sud où toute forme de richesse se trouverait en abondance, notamment l’or. Ce mythe se diffuse largement en Occident à partir du XVIe siècle et alimente les représentations et imaginaires collectifs à la manière d’une Terre promise en attente d’être découverte. Ainsi une vie meilleure, prolifique et prodigue existerait-elle dans un ailleurs, dans un lieu encore inconnu des humains. Cette croyance mythique reflète pour moi les débuts et la diffusion de l’idée que bonheur = possession/richesse. A l’inverse, celui qui est démuni, pauvre et seul ne pourrait prétendre atteindre ce Saint Graal du bien-être.
Le bonheur est autre part, mais où exactement ? Sa quête et sa tentative de définition animent les réflexions depuis des siècles. Chaque philosophie et chaque époque apporte sa propre réponse. Toutefois, aujourd’hui, c’est une idée encore plus prégnante, avec la publicité et les réseaux sociaux notamment. Si quelqu’un est heureux, ou veut paraître heureux, il n'a qu'à s'afficher sur Internet pour que tout le monde le sache. Ce genre de pratiques, dont regorgent les réseaux sociaux, stimule la jalousie et le mal-être individuels. À nouveau, le bonheur est ailleurs puisqu’il semble se trouver chez les autres quand il n’est pas présent dans notre propre vie. Des livres de développement personnels font miroiter des recettes miracles pour atteindre le bonheur. Ces publications sont parmi les ouvrages les plus vendus en France et dans le monde en général. On y promet une méthode pour prendre sa vie en main, changer radicalement la personne que l’on est ou enfin accomplir ses rêves. Pour la société capitaliste, le bonheur est un bien à poursuivre parmi de nombreux autres. Il est comme une richesse, un signe extérieur de réussite, d’accomplissement personnel et social.
Mais est-ce que justement on ne se trompe pas de voie lorsque l’on cherche le bonheur dans un ailleurs inconnu et indéterminé ? Le moyen de le connaître ne serait-il pas plutôt de le chercher dans ce que l’on connaît déjà, dans ce qui est à notre portée ?
Les paradoxes du bonheur
Le bonheur se propose comme un état stable et durable de satisfaction complète. Il n’est pas une simple joie ou l’assouvissement d’un désir passager. C’est une forme de plénitude qui s’inscrit dans la durée. Mais qui peut se vanter d’avoir déjà connu cette sensation ou cet équilibre ? Mon avis ne compte peut-être pas autant que celui d’une personne qui aurait déjà vécu des dizaines d’années, cependant je pense que le bonheur est une prétention assez ambitieuse. Pour moi, alors même qu’il est l’objet de notre principale recherche à long terme, le bonheur n’est pas un état qu’on choisit pleinement d’atteindre. Il s’impose à nous et correspond à la conjonction de différents facteurs, dont certes, certains dépendant de nous, mais dont la plupart sont extérieurs et involontaires. Voici un premier paradoxe.
Le deuxième paradoxe m’est venu à l’esprit en regardant l’épisode 4 de HAPPYish - quand je te dis que cette série est pleine de ressources - où Thom prononce ces mots :
« Après tout, la quête du bonheur est la source de tous nos malheurs. »
BINGO ! Cet homme a tout compris, ou du moins une des problématiques posées par le concept-même de bonheur. Il souligne ici la relativité du bonheur. Garder l’idée de ce concept en tête implique que l’on va juger et évaluer tout ce qui arrive en fonction de son degrés de « perfection » pour s’approcher de ce bonheur tant espéré. Dès lors, des événements neutres, qui n’auraient aucune connotation négative ou positive, se trouvent être qualifiés de bonheur ou de malheur selon la situation et la charge sémantique (de signification) qu’on leur accorde.
Par exemple, si j’échoue à mes concours alors que pour moi réussir et entrer dans cette école est un premier pas vers le bonheur, mon échec est un malheur. À l’inverse, si je réussis à intégrer l’établissement dont je rêve, je peux considérer cela comme un bonheur (si l’on considère que le bonheur est divisible mais c'est une autre question…). Ce problème est d’ailleurs au cœur de la philosophie des Stoïciens : les choses sont, le réel s'impose à nous et c’est seulement notre perception, nos représentations qui lui accordent un caractère plus ou moins bon/mauvais, positif/négatif. Il y a ce qui dépend de nous (nos représentations, le sens que l’on donne au réel) et ce qui ne dépend pas de nous (le réel lui-même).
Le bonheur peut-il être évalué ?
Dans ce cas, comment évaluer si on est heureux ou pas ? Y a-t-il des niveaux de bonheur ou une hiérarchie de degrés de perfection (relativement au concept de bonheur) ?
Théoriquement non. Le bonheur est un tout absolu, une unité indivisible - quoique l’on parle de bonheurs au pluriel dans le domaine du quotidien. - Néanmoins, sa recherche s’est tellement répandue et imposée comme une prétention universelle, qui nous concerne tous en tant qu’êtres humains, que certains États tels que le Bhoutan en Asie du Sud ont développé un indicateur de bonheur pour jauger le taux de bonheur de la population, sur le modèle du PIB (Produit Intérieur Brut qui évalue la richesse économique d’un pays et/ou de ses habitants) par exemple. Cet indice, créé en 2008 et inscrit dans la Constitution du pays, est le BNB ou Bonheur National Brut. Il a pour but de mesurer le bonheur et le bien-être de la population. À une échelle internationale, on retrouve le World Happiness Report, mis en place par les Nations Unies, permettant de « mesurer » le bonheur des individus selon leur pays d’habitat. Il semble donc que malgré la définition accordée au bonheur, les États s’obstinent à considérer ce concept comme une richesse ou un bien à obtenir et accomplir et pouvant faire l’objet d’évaluations et de spéculations dans le cadre d'une compétition inter-étatique.
Alors, c’est quoi le bonheur ?
Et là, tu n’as qu’une envie, c’est de me dire : « mais le bonheur, c’est quoi en fait ? » Parce qu’en effet, je développe, je développe mais je n’ai toujours pas donné de « définition » claire et exhaustive du concept. Le bonheur est un mot extrêmement galvaudé et utilisé à tout va, dans n’importe quel contexte. En réalité, le bonheur est synonyme d’harmonie (et non pas de biens matériels comme tu l’auras compris). Être heureux, c’est se sentir à sa place, dans l’espace-temps dans lequel on se trouve. C’est être en harmonie et en paix avec soi-même, avec son propre corps et en même temps avec la place que l’on tient dans l’univers, avec le lieu dans lequel on se trouve (espaces extérieur et intérieur, mode de vie, travail, activités, pensées, relations, projets…). Être heureux, c’est ne faire plus qu’un à la fois avec soi-même et avec l’univers. Je te laisse donc méditer pour savoir si tu es heureux, si tu comprends ce que cela signifie et si tu penses mettre en œuvre les bons moyens pour connaître cet état de symbiose et de paix parfaite.
PS : Don’t worry si tu n’es pas « heureux ». Cela ne veut pas dire pour autant que tu es « malheureux ». Ta vie est ce qu’elle est et le temps fait son œuvre. On ne peut pas avoir tout ce que l’on souhaite dans l’immédiat, sinon on serait des dieux. C’est à toi aussi de faire en sorte de changer ce qui ne te convient pas, de faire un travail sur toi et sur ta perception des choses et du concept de bonheur pour avancer dans la voie qui te correspond.
Nourriture de l’esprit - Mind food
Littérature
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque
SPINOZA, Ethique, 1677
DE FUNES Julia, Développement (im)personnel, Le succès d'une imposture, 2019
VOLTAIRE, Candide, 1759
Cinéma
Happiness Therapy de David O. RUSSELL, 2012, avec Bradley Cooper et Jennifer Lawrence
Into the Wild de Sean PENN, 2007, avec Emile Hirsch
A la recherche du bonheur (The Pursuit of Happiness) de Gabriele MUCCINO, 2007, avec Will Smith
Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre JEUNET, 2001, avec Audrey Tautou
Séries
HAPPYish de Shalom AUSLANDER, 2015 : je suis tombée sur cette série par hasard cette semaine donc je l'ai commencée puisqu'elle avait l'air en rapport avec le sujet. De ce que j'ai pu en voir ce n'est vraiment pas la série du siècle. Toutefois, elle est très intéressante pour les sujets qu'elle traite et les angles d'approche qu'elle propose. Le bonheur y est évoqué sous différentes perspectives et significations tels que le travail, la famille, la religion etc. Elle permet vraiment de s’interroger sur le concept et de remettre en question la manière dont on peut vivre et percevoir notre “quête du bonheur" au quotidien. Chaque épisode représente de quoi comprendre la notion à des échelles variées. Je recommande vivement si le concept vous intéresse !
This Is Us de Dan FOGELMAN, 2016 : série qui retrace le destin croisé des différents membres d’une famille et qui interroge sur la notion de bonheur au niveau collectif et individuel. On suit les personnages dans leur relation à leur quotidien, leur vie et leurs relations personnelles et familiales.
Articles
"Aujourd’hui, le bonheur est à vendre” : https://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/03/26/aujourd-hui-le-bonheur-est-a-vendre_891350
Série d’articles sur “C’est quoi le bonheur ?” : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/c-est-quoi-le-bonheur_1622151.html
Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.



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