Voyeurisme digital

dimanche 18 août 2019
Tadao Ando, Chapel (2011), Château La Coste, Le-Puy-Ste-Réparade, 2019



     Eh toi ! Tu es un voyeur ! Oui, oui, toi qui commences la lecture de cet article. En fait, aujourd’hui, nous sommes tous et toutes des voyeurs, parfois malgré nous. Notre société est fondée sur l’image et sur notre désir, notre quasi besoin de regarder, de voir et d’observer les choses et/ou les gens. Ce phénomène est d’ailleurs étroitement lié à la curiosité. La vue est le sens dont on se sert le plus au quotidien et qui domine tous les autres

     Cela fait bien longtemps maintenant que la télévision a pris le pas sur la radio et qu’Internet a détrôné la presse écrite. Si les médias sont devenus majoritairement visuels, c’est pour une bonne raison. Notre attention est beaucoup plus facile à attirer et à captiver grâce aux images, et d’autant plus lorsque celles-ci sont animées. C’est dans notre nature, nous naissons tous avec cette caractéristique. Pour qualifier ce phénomène, Sigmund Freud utilise les termes de pulsion scopique (ou encore de scopophilie). Cette pulsion instinctive porte notre œil à observer, même les choses que nous ne serions pas censés regarder, ce qui est moralement défendu comme la violence, la mort, les images à caractère sexuel ou pornographique. La pulsion scopique correspond au plaisir de regarder.  

Quelques exemples en guise d’illustration 

  • Quand il y a un accident sur le bas-côté de la route, nombreux sont les automobilistes à ralentir pour regarder, ou du moins s’ils ne ralentissent pas, eux-mêmes ou leurs passagers “jettent un coup d’œil” à ce qu’il se passe, juste pour voir. 
  • Lors d’un repas en famille ou entre amis, différentes conversations peuvent avoir lieu mais il suffit que la télévision soit allumée dans la même pièce pour que les regards se tournent de manière pulsionnelle vers l’image qu’elle transmet (même si le sujet qu’elle présente n’est pas intéressant). Le niveau d’attention au moment présent diminue automatiquement. Il arrive aussi que les regards restent fixés sur l’écran alors que le son associé est coupé ! 
  • Si quelqu’un tombe ou se fait mal dans la rue, il est difficile de s’empêcher de regarder voire de rire ou de réagir selon la situation. 

L’ère des réseaux sociaux 

     Nombreux sont les exemples car la pulsion scopique régit notre quotidien. Et quoi de mieux que le XXIe siècle pour nous le prouver ! Pensons réseaux sociaux un instant. Instagram, YouTube, Snapchat et même Facebook et Twitter, entre autres, se reposent sur l’image. C’est alors que se développe ce que j’appelle le voyeurisme digital. Pour éclaircir mon propos, je vais surtout m’appuyer sur Instagram qui reste l’archétype, c’est-à-dire le modèle, du réseau social fondé sur la pulsion scopique. Pour tous ceux et toutes celles qui ont déjà utilisé Instagram vous allez très vite comprendre ce à quoi je fais référence.  

Instagram ou l’aliénation visuelle 

     Instagram est, selon sa description, “A simple, fun & creative way to capture, edit & share photos, videos & messages with friends & family, ou autrement dit “Une manière simple, amusante et créative de capturer, retoucher et partager des photos, des vidéos et des messages avec ses amis et sa famille”. Jusque-là, rien d’anormal. Cette application semble inoffensive et ludique. Mais dans les faits, Instagram s’est transformé en machine à uniformiser, à complexer et à espionner. Je m’explique : tout d’abord, la majorité des utilisateurs ne partage pas ses photos pour rester en contact avec sa famille ou ses amis mais plutôt pour impressionner le monde. Ensuite en découle un phénomène d’uniformisation, car pour se faire accepter et devenir “populaire” (je mets des guillemets car ce terme est relatif et pas nécessairement une fin en soi) les utilisateurs, et surtout les utilisatrices, se mettent en scène dans des lieux, des positions et des tenues vestimentaires désormais sur-représentés sur Internet, perdant toute forme de singularité et d’originalité. - Bien entendu, les termes que j’emploie peuvent paraître larges mais je ne fais en aucun cas une généralisation exhaustive. Chacun est différent et possède sa vision et son usage propre des réseaux sociaux. Je veux simplement dire par là que c’est le phénomène que l’on observe objectivement le plus. -  

     Cela étant dit, je peux poursuivre. Oui, Instagram est une machine à complexes puisqu’il présente majoritairement les mêmes types de corps et de vie. Il faut toujours être dans la représentation de soi, faire rêver, donner une bonne image, s’approcher de la perfection. Mais cela n’est pas la réalité et il suffit d’être un tant soit peu différent, de ne pas correspondre à ce que l’on peut voir sur ces images pour ne pas se sentir à sa place.  

Mais pourquoi une “machine à espionner” ?  

     Avec Instagram, on peut vivre une “vie de rêve” par procuration, à travers les images postées par les autres. On devient de véritables voyeurs, ce qui a plutôt une connotation malsaine et péjorative. On s’introduit dans la vie d’autrui. Cette intrusion ne se fait pas que par le biais d’Instagram bien-sûr. YouTube est pour cela l’exemple parfait. Les vlogs, forme de vidéo où la personne filme sa vraie vie, des éléments de son intimité auxquels on n’a pas forcément accès dans un format de vidéo classique. Avec ces nouveaux médias, la personne derrière son écran va de plus en plus loin dans l’incursion et dans l’irruption dans la vie d’autrui. On se concentre moins sur sa propre existence que sur celle des autres exposée aux yeux de tous.  

Parenthèse personnelle : J’ai même pu voir sur YouTube des vidéos de lookbook (où différentes tenues vestimentaires sont présentées) où les femmes restent face caméra à se changer en live en sous-vêtements. Le voyeurisme est poussé à l’extrême.  

     Mais peut-on encore parler de voyeurisme quand la personne regardée consent voire incite à l’observation comme dans ce cas ? Les réseaux sociaux développent une toute nouvelle forme de relation entre les gens. Sans même se connaître, sans s’être jamais rencontrés, ils connaissent des détails de leurs vies généralement considérés comme privés voire intimes.  

     Les réseaux sociaux banalisent et sexualisent les corps. Ils vendent du rêve, du fantasme, de l’inaccessible. Ils alimentent notre imagination puisqu’il nous est impossible de rêver sans images préalables des choses que nous avons envie de nous approprier. Si on aurait envie de parler d’une société narcissique exprimée dans ces applications, il faut rappeler qu’à l’origine mythique, Narcisse se contente d’admirer son propre reflet dans l’eau (ce qui lui coûtera d’ailleurs la vie). Aujourd’hui, la contemplation de notre propre image ne suffit pas, en exposant des photos de nous-mêmes nous cherchons à convaincre le regard d’autrui, nous avons besoin d’approbation sociale. La relation égocentrique de l’individu avec lui-même s’est transformée en confrontation de l’individu avec le reste du monde.

Que tirer de cette réflexion ? 

     Les réseaux sociaux sont l’expression même de ce que je nomme le voyeurisme digital. Une fois que nous prenons conscience de ce phénomène sur lequel ils reposent, il est temps d’ouvrir les yeux sur notre propre rapport aux réseaux sociaux ainsi que sur l’impact qu’ils ont sur nos vies et sur notre perception de nous-mêmes en tant qu’individus singuliers, libres et indéterminés. Avons-nous vraiment besoin de trouver notre valeur dans le regard d’autrui ? Ne serait-ce pas plus sain d’effectuer un travail sur nous-mêmes pour réussir à se détacher de cette emprise sociale et normative pour nous construire librement ?  

     Cette année, Instagram a d’ailleurs pris une initiative afin de réduire la “pression”, l'injonction à la popularité subie par ses utilisateurs : l’application a mis à l’essai dans certains pays une version où le nombre de likes n’est pas public. Seul l’auteur/l’administrateur d’un profil peut connaître ces chiffres. C’est une manière de se rapprocher peut-être de l’idée originelle du concept quoique le réseau soit dorénavant le lieu d’une professionnalisation et d’une monétisation de son contenu...


« Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire, et négligeons pour cela le véritable... »
Pascal, Pensées

(On dirait que Pascal était soit médium, soit voyageur dans le temps !)


Nourriture de l’esprit - Mind food


Littérature 

OVIDE, Les Métamorphoses : mythe de Narcisse 
FREUD Sigmund, Métapsychologie, 1915-1917 
FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse 
ADADIEU Jean-François, La Société du paraître, 2016 

Cinéma/Documentaire 

Le temps de cerveau disponible de Christophe NICK et Jean-Robert VIALLET, 2010, avec Bernard Stiegler : documentaire sur la télévision, l’image et la publicité. Il interroge et éclaire notre rapport au monde télévisuel grâce à une réflexion philosophique intéressante.

Moi, belle et jolie (I Feel Pretty) de Abby KOHN et Marc SILVERSTEIN, 2018, avec Amy Schumer et Michelle Williams : Suite à une chute, Renee se réveille changée. Elle est toujours la même physiquement mais son regard sur elle-même n’est plus le même, elle a oublié le regard des autres et les normes qui la faisaient souffrir. Bien que cette comédie américaine ne soit pas un chef d’œuvre du septième art, elle met la lumière de façon humoristique sur un vrai problème de notre société actuelle. 

Série des films Saw ou Hostel par exemple, et autres films dans le même genre où la violence et l’horreur extrêmes sont montrées à l’écran. 

Séries 

UnREAL de Stacy RUKEYSER, Marti NOXON et Sarah GERTRUDE SHAPIRO, 2015 : série fictionnelle sur les coulisses d’une téléréalité où tout est manipulé pour faire de l’audimat et du buzz.  

Black Mirror de Charlie BROOKER, 2011 : avec ces épisodes indépendants les uns des autres, cette série met en scène la relation des humains avec les nouvelles technologies, soulignant souvent le ridicule et le danger de cette dépendance. 

Musique 

ANGELE - Victime des réseaux (2018) 
PETHROL - Robotic Narcissus (2014)
NOTHING BUT THIEVES - Trip Switch (2015) 

Articles de presse sur la suppression des likes Instagram 


Comme toujours, si vous avez d’autres idées de références pour enrichir la réflexion n’hésitez pas à les partager en commentaire !


 






















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2 commentaires:

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