Tadao Ando, Chapel (2011), Château La Coste, Le-Puy-Ste-Réparade, 2019
Eh toi ! Tu es un voyeur ! Oui,
oui, toi qui commences la lecture de cet article. En fait, aujourd’hui,
nous sommes tous et toutes des voyeurs, parfois malgré nous. Notre
société est fondée sur l’image et sur notre désir, notre quasi besoin de
regarder, de voir et d’observer les choses et/ou les gens. Ce phénomène
est d’ailleurs étroitement lié à la curiosité. La vue est le sens dont
on se sert le plus au quotidien et qui domine tous les autres.
Cela
fait bien longtemps maintenant que la télévision a pris le pas sur la
radio et qu’Internet a détrôné la presse écrite. Si les médias sont
devenus majoritairement visuels, c’est pour une bonne raison. Notre
attention est beaucoup plus facile à attirer et à captiver grâce aux
images, et d’autant plus lorsque celles-ci sont animées. C’est dans
notre nature, nous naissons tous avec cette caractéristique. Pour
qualifier ce phénomène, Sigmund Freud utilise les termes de pulsion scopique
(ou encore de scopophilie). Cette pulsion instinctive porte notre œil à
observer, même les choses que nous ne serions pas censés regarder, ce
qui est moralement défendu comme la violence, la mort, les images à
caractère sexuel ou pornographique. La pulsion scopique correspond au
plaisir de regarder.
Quelques exemples en guise d’illustration
- Quand il y a un accident sur le bas-côté de la route, nombreux sont les automobilistes à ralentir pour regarder, ou du moins s’ils ne ralentissent pas, eux-mêmes ou leurs passagers “jettent un coup d’œil” à ce qu’il se passe, juste pour voir.
- Lors d’un repas en famille ou entre amis, différentes conversations peuvent avoir lieu mais il suffit que la télévision soit allumée dans la même pièce pour que les regards se tournent de manière pulsionnelle vers l’image qu’elle transmet (même si le sujet qu’elle présente n’est pas intéressant). Le niveau d’attention au moment présent diminue automatiquement. Il arrive aussi que les regards restent fixés sur l’écran alors que le son associé est coupé !
- Si quelqu’un tombe ou se fait mal dans la rue, il est difficile de s’empêcher de regarder voire de rire ou de réagir selon la situation.
L’ère des réseaux sociaux
Nombreux
sont les exemples car la pulsion scopique régit notre quotidien. Et
quoi de mieux que le XXIe siècle pour nous le prouver ! Pensons réseaux
sociaux un instant. Instagram, YouTube, Snapchat et même Facebook et
Twitter, entre autres, se reposent sur l’image. C’est alors que se
développe ce que j’appelle le voyeurisme digital. Pour éclaircir mon propos, je vais surtout m’appuyer sur Instagram qui reste l’archétype, c’est-à-dire le modèle,
du réseau social fondé sur la pulsion scopique. Pour tous ceux et
toutes celles qui ont déjà utilisé Instagram vous allez très vite
comprendre ce à quoi je fais référence.
Instagram ou l’aliénation visuelle
Instagram est, selon sa description, “A simple, fun & creative way to capture, edit & share photos, videos & messages with friends & family”,
ou autrement dit “Une manière simple, amusante et créative de capturer,
retoucher et partager des photos, des vidéos et des messages avec ses
amis et sa famille”. Jusque-là, rien d’anormal. Cette application semble
inoffensive et ludique. Mais dans les faits, Instagram s’est transformé
en machine à uniformiser, à complexer et à espionner.
Je m’explique : tout d’abord, la majorité des utilisateurs ne partage
pas ses photos pour rester en contact avec sa famille ou ses amis mais
plutôt pour impressionner le monde. Ensuite en découle un phénomène
d’uniformisation, car pour se faire accepter et devenir “populaire” (je mets des guillemets car ce terme est relatif et pas nécessairement une fin en soi) les utilisateurs, et surtout les utilisatrices, se
mettent en scène dans des lieux, des positions et des tenues
vestimentaires désormais sur-représentés sur Internet, perdant toute
forme de singularité et d’originalité. - Bien entendu, les termes que j’emploie peuvent paraître larges mais je ne fais en aucun cas une généralisation exhaustive.
Chacun est différent et possède sa vision et son usage propre des
réseaux sociaux. Je veux simplement dire par là que c’est le phénomène
que l’on observe objectivement le plus. -
Cela
étant dit, je peux poursuivre. Oui, Instagram est une machine à
complexes puisqu’il présente majoritairement les mêmes types de corps et
de vie. Il faut toujours être dans la représentation de soi, faire
rêver, donner une bonne image, s’approcher de la perfection. Mais cela n’est pas la réalité et il suffit d’être un tant soit peu différent, de ne pas correspondre à ce que l’on peut voir sur ces images pour ne pas se sentir à sa place.
Mais pourquoi une “machine à espionner” ?
Avec
Instagram, on peut vivre une “vie de rêve” par procuration, à travers
les images postées par les autres. On devient de véritables voyeurs, ce
qui a plutôt une connotation malsaine et péjorative. On s’introduit dans
la vie d’autrui. Cette intrusion ne se fait pas que par le biais
d’Instagram bien-sûr. YouTube est pour cela l’exemple parfait. Les vlogs, forme de vidéo où la personne filme sa vraie vie,
des éléments de son intimité auxquels on n’a pas forcément accès dans
un format de vidéo classique. Avec ces nouveaux médias, la personne
derrière son écran va de plus en plus loin dans l’incursion et dans
l’irruption dans la vie d’autrui. On se concentre moins sur sa propre
existence que sur celle des autres exposée aux yeux de tous.
Parenthèse personnelle : J’ai même pu voir sur YouTube des vidéos de lookbook (où différentes tenues vestimentaires sont
présentées) où les femmes restent face caméra à se changer en live en
sous-vêtements. Le voyeurisme est poussé à l’extrême.
Mais
peut-on encore parler de voyeurisme quand la personne regardée consent
voire incite à l’observation comme dans ce cas ? Les réseaux sociaux
développent une toute nouvelle forme de relation entre les gens. Sans
même se connaître, sans s’être jamais rencontrés, ils connaissent des
détails de leurs vies généralement considérés comme privés voire
intimes.
Les réseaux sociaux banalisent et sexualisent
les corps. Ils vendent du rêve, du fantasme, de l’inaccessible. Ils
alimentent notre imagination puisqu’il nous est impossible de rêver sans
images préalables des choses que nous avons envie de nous approprier.
Si on aurait envie de parler d’une société narcissique exprimée dans ces
applications, il faut rappeler qu’à l’origine mythique, Narcisse se
contente d’admirer son propre reflet dans l’eau (ce qui lui coûtera
d’ailleurs la vie). Aujourd’hui, la contemplation de notre propre image
ne suffit pas, en exposant des photos de nous-mêmes nous cherchons à
convaincre le regard d’autrui, nous avons besoin d’approbation sociale. La relation égocentrique de l’individu avec lui-même s’est transformée en confrontation de l’individu avec le reste du monde.
Que tirer de cette réflexion ?
Les réseaux sociaux sont l’expression même de ce que je nomme le voyeurisme digital.
Une fois que nous prenons conscience de ce phénomène sur lequel ils
reposent, il est temps d’ouvrir les yeux sur notre propre rapport aux
réseaux sociaux ainsi que sur l’impact qu’ils ont sur nos vies et sur
notre perception de nous-mêmes en tant qu’individus singuliers, libres
et indéterminés. Avons-nous vraiment besoin de trouver notre valeur dans
le regard d’autrui ? Ne serait-ce pas plus sain d’effectuer un travail
sur nous-mêmes pour réussir à se détacher de cette emprise sociale et
normative pour nous construire librement ?
Cette
année, Instagram a d’ailleurs pris une initiative afin de réduire la
“pression”, l'injonction à la popularité subie par ses utilisateurs :
l’application a mis à l’essai dans certains pays une version où le
nombre de likes
n’est pas public. Seul l’auteur/l’administrateur d’un profil peut
connaître ces chiffres. C’est une manière de se rapprocher peut-être de
l’idée originelle du concept quoique le réseau soit dorénavant le lieu
d’une professionnalisation et d’une monétisation de son contenu...
« Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire, et négligeons pour cela le véritable... »
Pascal, Pensées
(On dirait que Pascal était soit médium, soit voyageur dans le temps !)
Nourriture de l’esprit - Mind food
Littérature
OVIDE, Les Métamorphoses : mythe de Narcisse
FREUD Sigmund, Métapsychologie, 1915-1917
FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse
ADADIEU Jean-François, La Société du paraître, 2016
Cinéma/Documentaire
Le temps de cerveau disponible de Christophe NICK et Jean-Robert VIALLET,
2010, avec Bernard Stiegler : documentaire sur la télévision, l’image
et la publicité. Il interroge et éclaire notre rapport au monde
télévisuel grâce à une réflexion philosophique intéressante.
Moi, belle et jolie (I Feel Pretty) de Abby KOHN et Marc SILVERSTEIN, 2018, avec Amy Schumer et Michelle Williams : Suite à une chute, Renee
se réveille changée. Elle est toujours la même physiquement mais son
regard sur elle-même n’est plus le même, elle a oublié le regard des
autres et les normes qui la faisaient souffrir. Bien que cette comédie
américaine ne soit pas un chef d’œuvre du septième art, elle met la
lumière de façon humoristique sur un vrai problème de notre société
actuelle.
Série des films Saw ou Hostel par exemple, et autres films dans le même genre où la violence et l’horreur extrêmes sont montrées à l’écran.
Séries
UnREAL de Stacy RUKEYSER, Marti NOXON et Sarah GERTRUDE SHAPIRO, 2015 : série fictionnelle sur les coulisses d’une téléréalité où tout est manipulé pour faire de l’audimat et du buzz.
Black Mirror de Charlie BROOKER,
2011 : avec ces épisodes indépendants les uns des autres, cette série
met en scène la relation des humains avec les nouvelles technologies,
soulignant souvent le ridicule et le danger de cette dépendance.
Musique
ANGELE - Victime des réseaux (2018)
PETHROL - Robotic Narcissus (2014)
NOTHING BUT THIEVES - Trip Switch (2015)
Articles de presse sur la suppression des likes Instagram
Comme toujours, si vous avez d’autres idées de références pour enrichir la réflexion n’hésitez pas à les partager en commentaire !
Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.



Bravo pour cet article de grande qualité ! Je ne me suis pas privée de le partager...
RépondreSupprimerMerci beaucoup ! 😊
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