Real Alcázar, Séville, Espagne, 2018
Il y a quelques jours, je suis tombée sur la vidéo d’un Youtubeur canadien (lien dans les références en bas de page) qui expliquait pourquoi il avait passé cette dernière année à voyager à travers le monde. Voici sa première phrase : « We are all chasing inspiration and rather we decide to let it be or make something of it is up to us. » c’est-à-dire « nous recherchons tous l’inspiration et il nous appartient soit de laisser faire soit de prendre les choses en main. », le tout sur fond de musique épique et plans de ses voyages filmés au drone. Il explique alors qu’il a quitté l’université pour se consacrer à ce mode de vie construit autour du voyage et des vidéos qu’il produit parce qu’il voulait changer sa vie et faire les choses qu’il aimait le plus. Okay, ce mec est courageux, il suit ses rêves et n’a pas peur de se lancer dans l’inconnu pour accomplir ses objectifs. Le seul problème, c’est qu’avec ses mots et ses belles images exposées aux yeux de tous, ils participent du mythe de la méritocratie.
Qu’est-ce que la méritocratie ?
La définition de la méritocratie est assez simple. C’est un concept inventé par le sociologue britannique Michael Young afin de désigner une organisation hiérarchique dans laquelle un individu doit sa place à son mérite c’est-à-dire à son intelligence et aux compétences qu’il a acquises et développées. Ainsi, la méritocratie peut désormais s’appliquer à tous les domaines mais elle concerne surtout la scolarité et à la vie professionnelle et vient légitimer la réussite d’un individu. Cependant, pour Michael Young, la méritocratie n’est qu’un moyen qui permet de perpétrer et d’accentuer les inégalités sociales en justifiant l’ordre établi par le diplôme, les compétences. En bref, si un individu se trouve en haut de l’« échelle » sociale, c’est parce qu’il l’a mérité et s’en est donné les moyens et vice versa pour un autre individu qui aurait moins « réussi » socialement et économiquement.
Dès lors, apparaît un vrai problème : la méritocratie ne serait qu’un mythe, un outil de régulation et de légitimation qui permettrait de soutenir une organisation hiérarchique mais qui n’aurait en réalité aucun fondement.
Nous ne sommes pas totalement libres
Pour poursuivre cette réflexion, je vais m’appuyer de nouveau sur la vidéo de ce jeune Canadien qui nous vend sa vie de rêve sur les réseaux sociaux. Le problème dans son propos, c’est qu’il laisse entendre que nous sommes les seuls maîtres de notre vie et qu’il suffit de faire un choix entre rêver/désirer et faire/agir. Je ne suis pas là pour remettre totalement sa manière de penser en question car je suis moi-même assez partisane de cette idée existentialiste et du fait que nous sommes livrés à l’indéterminé, que nous devons construire nous-mêmes ce à quoi va ressembler notre vie.
Néanmoins, on ne peut pas nier et se soustraire entièrement à une forme d’inégalité entre les individus selon leur environnement social, leur famille, le lieu où ils habitent etc. De nombreux travaux sociologiques ont d’ailleurs mis l’accent sur ces inégalités de base comme Pierre Bourdieu avec les capitaux social, économique, culturel et symbolique. Voici une courte définition de chacun :
- Capital social : « ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance »
- Capital économique : ensemble des ressources économiques d’un individu (revenus, patrimoine...)
- Capital culturel : ensemble des « ressources » culturelles transmises à un individu par son environnement familial et le système scolaire auquel il adhère
- Capital symbolique : tout capital qui a une reconnaissance au sein d’une société donnée (capital religieux, artistique, associatif…)
Ce qui est donc problématique avec les discours comme celui de ce Canadien, c’est qu’ils laissent croire aux gens qu’ils sont pleinement responsables de leur condition et que s’ils ne peuvent pas avoir une « vie de rêve » comme la leur, c’est parce qu’ils l’ont choisi eux-mêmes, délibérément.
Certes, ce genre de contenu ouvre des possibilités, des esprits et des perspectives. On se rend alors compte que voyager, sortir du cadre du schéma « normal » n’est pas si extraordinaire ou inaccessible. Cependant, je pense que ces discours alimentent le mythe de la méritocratie et créent par là même de la frustration. On ne peut pas ignorer le « facteur chance » - si je puis dire - qui a permis à ces personnes de construire la vie qu’ils ont aujourd’hui (sans oublier qu’elle reste fragile et dépendante de facteurs extérieurs comme leur nombre de followers, les partenariats et collaborations qui leur sont proposés…). Si tous les individus pouvaient se permettre de tout plaquer et de partir faire le tour du monde cela se saurait… Oui, le problème c’est que nous n’avons pas tous les mêmes moyens et que, malgré la volonté d’agir, nous ne pouvons pas tous atteindre les mêmes choses.
Le facteur chance
En effet, tous ces nouveaux nomades, ces « digital nomads » peuvent se permettre de voyager continuellement justement parce qu’ils sont parvenus à faire de cette activité leur source de revenus. Cela ne va pas sans travail, c’est certain, mais c’est une chance que tout le monde n’a pas. Il ne suffit pas de commencer à faire des vidéos sur Youtube pour faire le tour du monde au quotidien et devenir riche - ou du moins avoir assez d’argent pour faire ce que l’on veut.
Éliminer autant le facteur chance et prôner à tout prix la méritocratie, c’est émettre un jugement erroné, c’est donner une version édulcorée de la réalité. Je ne veux pas partir dans du déterminisme social mais il y a clairement certains facteurs qui ne peuvent être niés. On peut parler autant qu’on veut de méritocratie - et il est évident que le travail n’est pas étranger à la « réussite » - mais il suffit de consulter les statistiques des grandes écoles, de jeter un œil au profil de nos ministres et députés, par exemple, pour comprendre que leur position n’est pas simplement le fruit de leur travail et de leur dévotion personnelle.
Le concept de méritocratie est très libéral/néo-libéral puisqu’il met en avant la liberté individuelle, le « self-made » où l’individu doit à lui seul sa propre réussite. Aujourd’hui, avec le phénomène des influenceurs, ce mythe ne cesse de grandir, de s’exposer aux yeux de tous. Réussir ne signifie plus nécessairement entrer dans une grande école et faire partir de l’« élite » mais correspond désormais davantage à un aspect économique. Cela implique également un nouveau sens social : réussir, ce n’est plus parvenir à une sphère élevée dans la hiérarchie sociale mais c’est exister aux yeux de tous à travers une « communauté » construite sur les réseaux sociaux.
La reproduction des élites
La méritocratie se lie alors à un autre concept sociologique, celui de reproduction sociale et plus précisément celle des élites. Cela correspond au maintien d’une position sociale d’une génération à une autre, à la reproduction d’un même schéma social. Ainsi les élites se reproduisent-elles parce qu’elles bénéficient d’avantages qui permettent à leurs enfants de maintenir une bonne position sociale et vice versa pour les autres catégories d’individus dans la société.
Ce qui est alors trompeur avec la méritocratie, c’est qu’elle permet à ces élites de justifier et légitimer leur place mais qu’elle reste assez ouverte pour laisser penser que n’importe qui, avec un peu de volonté, peut parvenir à cette même place. C’est très clairement là-dessus que jouent beaucoup de publicités, directement ou indirectement, en faisant miroitée une vie accessible vers laquelle il suffit de tendre la main - c’est-à-dire d’acheter le produit - pour l’atteindre. « Just Do It », « Nothing is impossible » et autres slogans et images fonctionnent comme le reflet idéalisé d’une vie désirée par tous mais accessible par peu.
À cet égard, dans son ouvrage éponyme, David Guilbaud parle d’« illusion méritocratique » pour qualifier ces discours qui prônent le « quand on veut on peut » alors que la réalité est bien plus complexe. Elle apparaît alors comme un moyen de légitimer les inégalités sociales en alimentant une logique de performance et de compétition entre les individus. La méritocratie nuit donc à la cohésion sociale puisque ceux qui n’en « bénéficient » pas ont du ressentiment, de la frustration voire de la rancœur face à une injustice.
Bullshit or real hit ?
Honnêtement, je n’avais pas du tout prévu d’écrire sur ce sujet mais lorsque je suis tombée sur la vidéo mentionnée en introduction, je n’ai pu ne pas réagir. J’ai essayé d’exposer des faits tout en menant une réflexion et je reconnais que cet article est peut-être moins neutre que d’ordinaire. Néanmoins, je pense qu’il est important de porter un regard éclairer sur les phénomènes qui dominent les réseaux sociaux, sur les discours de certaines personnes et sur l’organisation de la société en général. Je suis moi-même convaincue que sans volonté ni acharnement il est difficile de parvenir à ses objectifs. Cependant, on ne peut nier la réalité d’un monde dans lequel la méritocratie n’est qu’une illusion ou le fait d’une minorité - qui a d’ailleurs peut-être reçu un coup de pouce du facteur chance. Les inégalités existent et persistent et, malgré les discours dominants, la réalité s’impose à nous dans toute sa vérité.
Nourriture de l’esprit - Mind food
Livres
BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, La Reproduction, 1970
GUILBAUD David, L’illusion méritocratique, 2018
YOUNG Michael, L’Ascension de la méritocratie (1958)
Cinéma
Parasite de Bong Joon Ho, 2019 : ce chef-d'œuvre cinématographique met en scène de nombreuses problématiques et notamment celles des inégalités sociales (ici en Corée du Sud) et l’impossible ascension sociale des classes les plus précaires.
Will Hunting (Good Will Hunting) de Gus VAN SANT, 1997 : Will est un garçon brillant, un génie des mathématiques mais puisqu'il est né dans un quartier populaire de Boston, il n'a pas accès au prestige et aux cours des grandes écoles. Malgré le jugement et les a priori de son entourage, il exerce son don et poursuit ses recherches pour s'assurer un avenir.
Metropolis de Fritz LANG, 1927 : un classique du cinéma qui illustre les inégalités liées à la logique capitaliste : les élites vivent en haut, à la surface, pendant que les masses (ouvrières) travaillent sous terre pour assurer leur confort.
Séries
3% de Cesar CHARLONE et Pedro AGUILERA, 2016 : cette société dystopique est bipolarisée entre les 3% de riches qui possèdent tout et les autres, les pauvres, qui doivent se battre lors d’épreuves afin de peut-être atteindre une strate supérieure de la société.
Dear White People de Justin SIMIEN, 2017 : à Winchester, campus universitaire largement dominé par les élites blanches, Sam White dénonce les inégalités sociales et raciales grâce à une émission de radio qui fait polémique.
Youtube
Jakob Mihailo - Why I Traveled the World this Year, vidéo mentionnée en introduction : https://youtu.be/3U1wvyFipBA
Ectomorphe - Les débuts en Freelance : Louisa, jeune illustratrice, présente ici son parcours avant de parvenir à vivre de sa passion. Elle montre son évolution et sa persévérance. Malgré la volonté et l’acharnement, elle a dû essuyer plusieurs échecs avant d'atteindre ses objectifs. https://youtu.be/l15rpQPcaEk
Clarinette - Peut-on tous réussir ? : discussion et réflexion autour du sujet de la méritocratie, notamment en France. https://youtu.be/0r8M2TDGb-g
Autres liens
Johnny Miller : photographe qui illustre les inégalités directement visibles dans le paysage. https://www.millefoto.com
Article Le Monde sur la méritocratie :
Emission France Inter sur la reproduction des élites :
Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.

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