Liam Gillick, Multiplied Resistence Screened (2010), Château La Coste, Le-Puy-Ste-Réparade, 2019
Depuis quelques temps, je m’interroge sur mon rapport au divertissement. Je me suis en effet rendue compte que j’étais sans cesse en quête de distraction, incapable de rester à ne rien faire. C’est dingue mais même quand je suis censée me « reposer » ou que j’ai du temps libre, je ne peux pas m’empêcher de faire quelque chose à tout prix, même si cela n’a aucun intérêt ou que cela ne m’apporte pas vraiment de satisfaction ou de bien-être. Avec le recul, il n’est pas difficile de constater que l’on vit dans une société du divertissement, que tout est fait pour attirer notre attention et occuper notre esprit à n’importe quel moment de la journée, peu importe l’endroit. Mais alors, sommes-nous dépendants au divertissement ?
Qu’est-ce que le divertissement ?
Avant d’entrer davantage dans le vif du sujet, il convient de définir ce qu’est le divertissement. Comme bien souvent, l’étymologie éclaire sur le sens du mot. Ainsi « divertir » vient-il du latin divertere qui veut dire « détourner » ou « écarter de » et le verbe « distraire » signifie quant à lui « tirer en divers sens ». Dès lors, le divertissement, c’est ce qui détourne l'attention vers autre chose que sa pensée première. Mais parler du divertissement ne peut se faire sans référence à Pascal et ses Pensées, voici ce qu’il en pense :
« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. »
Pensée 33, La liasse-table de juin 1658
Le divertissement, c’est donc ce qui nous détourne de la préoccupation et de la considération de notre propre condition, c’est-à-dire de notre finitude, de l’idée de la mort. Alors certes il faut remettre cette citation en perspective : le divertissement ne détourne pas nécessairement directement de la pensée de la mort - qui passe son temps à penser à ça ? - mais il distrait notre esprit qui se pose alors moins de questions sur la vie, son sens, sur « notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. » (Ibid, Pensée 168, Divertissement). Et sur ce point, Pascal n’a pas tort. L’ennui semble être notre pire ennemi car nous sommes alors contraints de nous confronter à la réalité, à notre réalité. Nous ne sommes que des individus faibles et insignifiants à l’échelle du monde et de l’histoire de l’humanité, nous avons des capacités limitées et ne pouvons pas échapper à la mort.
Pourquoi sommes-nous dépendants au divertissement ?
Ceci étant dit, nous connaissons maintenant l’origine de notre besoin quasi pulsionnel de nous divertir. Néanmoins, cette question prend une dimension supplémentaire puisque nous nous situons désormais dans une époque caractérisée par le divertissement. Dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons jamais eu autant accès à des formes de divertissement qu’aujourd’hui, et ce, aussi facilement. Le divertissement est partout, là, disponible. Même lorsque nous ne cherchons pas à nous divertir nous sommes sollicités malgré nous (notifications, téléphone, publicités…).
Alors tu vas me dire : « oui mais ce n’est pas de notre faute », puisque nous sommes nés dans cette société et qu’en soi nous ne l’avons pas choisi. Et je vais te répondre oui et non. Il est évident que nous ne sommes pas ceux qui avons directement créé une société fondée sur la consommation et le divertissement. Toutefois - et Anne Reid dans le rôle de Muriel Deacon le souligne très bien dans l’épisode 6 de Years and Years - nous sommes tous et toutes coupables et complices du monde dans lequel nous vivons, nous y participons et cautionnons donc la manière dont il évolue. De ce fait, notre manière d’agir et de consommer du divertissement, de le valoriser davantage par rapport à d'autres activités plus sérieuses nous rend actifs et acteurs de cette dynamique générale.
Mais pour revenir à l’échelle individuelle, pourquoi nous divertissons-nous sans cesse ? C’est vrai, quelle est la dernière fois que tu as mangé seul.e, sans ton téléphone, sans la télévision ou la musique en fond sonore ? Quelle est la dernière fois que tu as passé du temps dans un environnement calme, éloigné.e de tous ces moyens de distraction, de ton téléphone et d’internet ? Quelle est la dernière fois que tu es sorti.e dans la rue sans consulter ton téléphone ou sans écouter de la musique ? Aujourd’hui, même notre temps-libre est dédié au divertissement. Je ne blâme personne, cette réflexion est née d’un constat que j’ai fait sur moi-même et sur ma propension à toujours me distraire et à m’occuper l’esprit. Dès que je n’ai rien à faire, je regarde une série ou une vidéo sur Youtube (quoique cela arrive même lorsque j’ai quelque chose à faire, ce qui souligne d’ailleurs l’ampleur de l’« addiction »). Pas un jour ne passe sans que j’écoute de la musique. Cela n’est pas mauvais - je crois vraiment en l’effet thérapeutique que peut avoir la musique - mais je me suis rendue compte que c’était devenu un automatisme et que cela avait perdu son sens. Je n’écoutais plus de la musique parce que j’en avais vraiment envie mais seulement pour combler le silence et le vide auxquels nous sommes tous confrontés, car oui nous sommes seuls et nous le serons toujours peu importe que nous soyons entourés ou physiquement seuls.
Vers une relation plus saine et consciente avec le divertissement
Pour cette étape, je vais surtout m’appuyer sur mon expérience personnelle, sur mon cheminement de pensée et sur les efforts que je tente de faire pour mieux comprendre comment et pourquoi je me divertis. À cet égard, ce week-end j’ai déjà commencé à mettre en place des petits gestes pour rompre avec cet automatisme de la distraction. Par exemple, lorsque je suis sortie dans la rue pour retirer de l’argent et d’acheter du pain - cool ma vie -, je l’ai fait sans mon casque et ma musique et sans consulter mon téléphone. Cela a dû durer quinze minutes - pas grand chose tu vas me dire - mais cela m’a fait prendre conscience de pas mal de choses. Je me suis sentie très vulnérable, exposée au monde extérieur mais aussi à mes pensées et à la conscience de mon propre corps, sans savoir où regarder, quoi faire avec mes mains, comment réagir quand je croisais des passants. J’ai alors mesuré l’ampleur de ces habitudes devenues systématiques comme le fait de mettre de la musique lorsque je sors dans la rue. Cela peut paraître anodin mais cela crée une barrière entre le monde et soi-même, on n’est beaucoup moins présent dans l’instant T.
Quand je suis rentrée chez moi, j’ai réfléchi là-dessus et j’ai pris la décision de passer une soirée sans ordinateur ni portable. Cela peut sembler très cliché, surtout quand on voit le nombre de vidéos « 30 jours sans technologie » ou « une semaine sans réseaux sociaux », mais c’est vraiment efficace de se poser, rien qu’un moment, pour prendre du recul sur sa propre relation aux technologies. Depuis cet été, je restreins l’usage de mon téléphone à deux heures maximum - ce qui est tout à fait correct quand on compare aux moyennes statistiques - et mon temps passé sur les « réseaux sociaux » à trente minutes (bon il y a des jours sans et des jours avec hein).
Mais qu’ai-je bien pu faire de ma soirée ? Déjà, j’ai pu manger en ayant conscience de ce que je mangeais, et non en étant occupée à regarder un écran ! J'ai pu lire et écrire, réfléchir sur ce que je tentais de construire. Et c’est là que je me suis véritablement rendue compte de la portée et de la vérité de ce que Pascal dit. Je me suis mise à me poser des questions sur ma vie, sur mon avenir, des questions parfois métaphysiques qui restent encore - et peut-être/sans doute pour toujours - sans réponse. D’un côté cela m’a permis de me reposer les yeux et l’esprit mais de l’autre cela a soulevé de nombreuses interrogations sur moi-même qui risquent de m’occuper l’esprit pendant longtemps… (mais cela n’est pas forcément une mauvaise chose, au contraire, cela me permet d’apprendre à mieux me connaître !)
Comment aborder le divertissement ?
En bref, souvent, lorsqu’on croit chercher le repos, on ne cherche en réalité que l’agitation (Pascal). On cherche la distraction pour ne pas se retrouver seul face à soi-même, face à ses pensées et ses doutes. Je pense que la première étape c’est déjà de comprendre son propre rapport au divertissement et s’il n’est pas là uniquement pour masquer des préoccupations plus profondes. Je pense qu’il faut apprendre à s’ennuyer et à se distraire différemment, ou du moins de manière plus consciente. Il ne suffit plus d’agir par automatisme - même si cela est plus facile et reposant - mais plutôt de chercher à comprendre pourquoi on fait quelque chose et comment lui donner plus de sens.
Of course, je ne suis pas en train de dire qu’il faut passer son temps à s’interroger sur ses moindres faits et gestes et remettre en question toute sa vie et ses actions - quoi que ?. Ce que j’essaie de mettre en avant, c’est une conscience supérieure de sa manière d’agir et de penser afin de se connaître davantage et de comprendre qui l’on est, pourquoi on a tel rapport au monde et comment on se situe là-dedans. Quelle est ta place dans l’univers, ou du moins, quelle place as-tu envie d’avoir ? Quel sens as-tu envie de donner à tes actions et tes choix ? Comment as-tu envie de te définir et de te construire ?
Je te laisse donc sur cette envolée métaphysique qui je l’espère t’encouragera à être plus curieux ou curieuse et à envisager différemment ta manière de te distraire et de « consommer » du divertissement !
Nourriture de l’esprit - Mind food
Livres
ANDERS Günther, L'obsolescence de l'homme : Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, 1956
DESMURGET Michel, La fabrique du crétin, Les dangers des écrans pour nos enfants, 2019
DUHAMEL Georges, Scènes de la vie future, 1930
JOST François, Télé-réalité, 2009
LE BRETON David, Disparaître de soi, Une tentation contemporaine, 2015
PASCAL, Pensées, 1669
Séries
Pour le coup n’importe quelle série construite afin de pousser au binge watching ou tout simplement là pour divertir sans se prendre la tête peut entrer dans cette catégorie. Je ne veux pas stigmatiser certaines séries comme étant de pures distractions ahah.
Films
Pour ce qui est des films idem. Je ne suis personne pour juger de la qualité cinématographique d’une production mais il est clair que certains films, notamment les blockbusters, sont conçus uniquement dans un but de divertissement. Le fait est qu’ils représentent aujourd’hui la majorité des productions cinématographiques ou du moins ils dominent le marché et la scène médiatique avec des budgets, une visibilité et une audience bien supérieurs aux films indépendants plus « prise de tête » ou artistiques. (je ne porte ici aucun jugement de valeur mais je constate simplement un fait).
Chaînes Youtube
Je recommande vivement la chaîne de Nathaniel Drew (anglophone) qui effectue un travail sur lui-même afin de comprendre pourquoi il fait certaines choses et qui tente de se diriger vers une « vie meilleure », plus consciente et signifiante.
→ Why You Never Have Enough Time : ici, il évoque notre rapport au temps et comment le divertissement vient nous détourner de nos objectifs et préoccupations par exemple.
→ The Bill Gates Method: How I Ended Up In The Woods : pendant une semaine il se coupe d’internet et réfléchit vraiment sur ce que je viens d’évoquer dans l’article. On est sur un perfect timing car cette vidéo est sortie aujourd’hui et complète parfaitement ma pensée !
Monologue de Muriel Deacon dans Years and Years : la qualité de la vidéo est médiocre mais au moins celle-ci est sous-titrée en français. Cela ne traite pas directement du divertissement mais plutôt de la société en général, cependant cela peut s'avérer bénéfique de s’interroger sur notre rapport à ce monde et sur le rôle que nous avons à y jouer.
Citations des Pensées de Pascal sur le divertissement (édition Livre de poche)
« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. » Pensée 33, La liasse-table de juin 1658
« […] Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c'est bien être malheureux que d'être dans une tristesse insupportable aussitôt qu'on est réduit à se considérer et à n’en être point diverti. » Pensée 70, Vanité
« […] tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Pensée 168, Divertissement
« La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril. » Pensée 170, Divertissement
Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.

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