Clair obscur

lundi 16 décembre 2019
Saint-Étienne, 2019




     En ces jours qui raccourcissent et qui laissent davantage place à l’obscurité de la nuit, il n’est pas impertinent de s’interroger sur les valeurs et représentations qui donnent sens à l’univers nocturne. Entre ombre et lumière, la temporalité humaine est marquée par une ambivalence naturelle, par un rythme binaire qui semble également se retrouver dans les systèmes de signes qui ajoutent une signification, une réalité, une manière d’être et d’apparaître supplémentaire au réel extérieur.  
  

Éloge du jour et de la clarté  


     Dans les représentations traditionnelles, la lumière est positive car synonyme de connaissance, de progrès et de sécurité. Ce douloureux mouvement de l’ombre vers la lumière est au cœur de l’allégorie de la caverne platonicienne. La grotte obscure signifie l’illusion, l’ignorance et l’étroitesse d’esprit là où la lumière extérieure n’est autre que le savoir. Il faut avoir le courage de faire cet effort qui permet de quitter un état, certes confortable, mais éloigné du Vrai, du Bien.  

     Cet éloge de la clarté marque l’histoire des mythes et des sociétés. L’obscurité est le lieu de l'imagination, du fantasme. C’est là que naissent les créatures fantastiques, et/ou monstrueuses. La nuit est propice aux cauchemars - mais aussi au rêve, ne l’oublions pas -. Le danger se trouve dans l’obscurité, il faut donc « apporter la lumière » aux ignorants mais aussi aux lieux sombres. Aujourd’hui, même la nuit est associée aux lumières : enseignes, néons, éclairages publics… Seuls les endroits reculés, la nature avec une grand N - si je puis dire - reste immaculée d’un apport de lumière autre que celui de la Lune. L’obscurité, c’est le lieu de l’inconnu, de ce qu’on ne peut pas saisir, de ce qui nous échappe et qui par là-même nous dépasse. Contrairement à certains animaux comme les chats, nous ne sommes pas nyctalopes et nous ne pouvons donc pas voir dans le noir, ce qui nous rend vulnérables. La peur s’installe et c’est pour cela que le jour reste synonyme de sécurité et de maîtrise. Avec le développement des systèmes d’éclairage, l’humain tente d’imposer sa domination ou plutôt son contrôle sur l’obscurité, c’est d’ailleurs pour cela que les enseignes et vitrines restent allumées la nuit : pour être vu là où d’autres passent inaperçus, sont invisibles.  


L’individu et l’obscurité 


     Si la lumière est symbole de vie et d’espoir, il ne faut pas oublier que selon un célèbre lieu commun : nous avons tous une part d’ombre au fond nous. Cette idée peut rejoindre les travaux de psychanalyse freudiens qui distinguent le Moi, le Ça et le Surmoi comme les parties de notre conscience et de notre inconscient. Il semblerait que nous fuyions cette partie de nous marquée par l’obscurité et donc ici la méchanceté, la noirceur et la perversité. Ce qui est obscur, c’est ce qui est trouble, fourbe, trompeur contrairement à ce qui est clair, compréhensible, distinct et évident (saisissable immédiatement). 

     Cependant, ne faut-il pas apprendre à connaitre cette sombre face cachée ? Cela vaut tant pour l’individu que pour le collectif : chercher à comprendre quelque chose, c’est se l’approprier progressivement et ainsi le rendre moins dangereux ou menaçant. Lorsque l’on connaît ses défauts, par exemple, on est davantage en mesure de changer, de s’améliorer ou de vivre mieux et de manière consciente (non plus en subissant ce qu’on est). Avec ses « outrenoirs », le peintre Pierre Soulages s’approprie le noir et permet de saisir la beauté du noir, de la nuit, de la pure lumière sans couleur. Beau moyen de dépasser la dichotomie clair/obscur non ? 


Complexité entre l’ombre et la lumière 


     On peut également observer une certaine ambivalence dans l’appréhension et la représentation mentale de l’obscurité. Cette dernière est à la fois le lieu de l'interdit, du danger, du tabou et en même temps celui de l’abandon de soi, de la liberté d’expression. En l’absence du regard d’autrui et de la pression sociale - ou du moins de l’éloignement, de la distance de ceux-ci - il est possible d’être davantage soi-même dans le monde de la nuit. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que dans un premier temps l’obscurité prend un sens négatif, est chargée de représentations péjoratives. Elle constitue l’envers, le négatif (au sens de film négatif en photographie c’est-à-dire que les images enregistrées des valeurs de luminance et de chrominance inversées par rapport à l'image d’origine), la possibilité d’existence contre les conventions.  

     Dans l’obscurité les choses n’apparaissent pas clairement, les contours se dessinent et se devinent, c’est l’occasion de se réinventer si on le souhaite. La nuit est aussi lieu de la réflexion, de l’introspection. C’est le moment et l’endroit où l’on se retrouve seul avec soi-même et ses pensées. Loin des distractions et perturbations - qui sont moins nombreuses mais pas forcément absentes - on peut volontairement, ou non, se pencher sur sa propre existence, ses actions et projets. On connaît tous ces pensées nocturnes qui se manifestent justement lorsque la lumière est éteinte et qu’il est temps de dormir. Pour certains, c’est même source d’insomnies. Les perturbations extérieures n’interfèrent plus avec la possibilité de se concentrer sur soi, de s’apaiser mais le flux de pensées, parfois le trop-plein de réflexions, vient troubler la sérénité. 
  

Réhabilitation de l’obscurité 


     La lumière est partout, quoiqu’elle soit plus artificielle que naturelle. Cette sur-sollicitation lumineuse porte désormais un nom : la pollution lumineuse. Selon le Ministère de la Transition écologique et solidaire - quel nom prometteur tiens -,  « Les conséquences de l’excès d’éclairage artificiel ne se limitent pas à la privation de l’observation du ciel étoilé. Elles sont aussi une source de perturbations pour la biodiversité (modification du système proie-prédateur, perturbation des cycles de reproduction, des migrations…) et représentent un gaspillage énergétique considérable. » La lumière, si longtemps connotée positivement, change d’aspect et devient celle qui génère un danger ou un inconfort. Il semble que l’on soit en train d’évoluer vers ce que l’on pourrait appeler un droit à l’obscurité c’est-à-dire des revendications pour bénéficier d’un espace sombre, libre de toute lumière artificielle et donc plus proche d’un état dit naturel. Cette revendication touche autant la collectivité que les individus, dans des dimensions différentes : la première veut préserver son environnement tandis que les seconds manifestent un besoin l’obscurité comme synonyme de calme, d’intimité et d’introspection, d’éloignement du groupe et des intersections sociales. 



« La mission suprême de l'art consiste à libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit, à nous guérir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires. » 

Friedrich NietzscheAinsi parlait Zarathoustra 




Nourriture de l’esprit - Mind food 
  

Livres et littérature  

FOESSEL MichaëlLa nuit, Vivre sans témoin, 2018 
HUGO Victor, poème « La nuit » in Toute la lyre, 1888 et 1893 
MICHAUX HenriLa nuit remue, 1935 
PLATONLa République  
TANIZAKI JunichirôÉloge de l’ombre, 1933 
  
Films 


Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Rouben MAMOULIAN, 1931 : Adaptation du roman de Robert Louis Stevenson publié en 1886. Le docteur Jekyll est tellement obsédé par sa double personnalité qu’il met au point une drogue qui lui permet de séparer son bon et son mauvais côté. La nuit, sa part sombre reprend le dessus et finit par le transformer en Mister Hyde.  

American Nightmare (The Purge) de James DEMONACO puis Gerard MCMURRAY (série de films) : Dans cette dystopie étasunienne, une fois par an a lieu une « purge » c’est-à-dire une nuit où tout crime est autorisé, légale et donc sans risque de condamnation. 
 

Fleuve noir de Erick ZONCA, 2018, avec Vincent Cassel et Romain Duris : Le fils aîné de la famille Arnault disparaît. Le film se concentre alors sur l’enquête menée par le commandant Visconti qui semble avoir du mal à distinguer ses vies professionnelle et personnelle.  


La belle et la meute de Kaouther BEN HANIA, 2017, avec Mariam Al Ferjani et Ghanem Zrelli : Lors d’une soirée en boîte de nuit, Mariam se fait agressée et tente de trouver de l’aide, de faire entendre sa voix pour dénoncer ce qui lui est arrivé. Cependant le combat pour obtenir justice s’avère plus complexe que prévu puisque ses agresseurs sont du côté de la police.  
 

Séries 


Stranger Things de Matt DUFFER et Ross DUFFER, 2016 : Impossible d’être passé à côté du phénomène Stranger Things, tu en as forcément parlé ! L’intrigue se déroule dans la petite ville d’Hawkins, aux Etats-Unis, dans les années 1980. Un jeune garçon disparaît et sa bande d’amis tente de le retrouver. Jusque-là rien d’extraordinaire mais ils rencontrent une jeune fille qui semble en fuite. Que fuit-elle ? Où est passé leur ami ? La réponse se trouve dans l’obscurité et la pénombre… 


The Night Of de Steven ZAILLIAN et Richard PRICE, 2016 : Après avoir passé la soirée avec une jeune femme qu’il vient de rencontrer, Naz se réveille, sans aucun souvenir de la nuit passée, à côté du corps sans vie de la jeune femme. Dès lors, il est arrêté par la police et l’étau judiciaire se resserre peu à peu sur lui.  


Musique  

AaRON - We Cut The Night 
Bagarre - Ma louve 
BB Brunes - Eclair, éclair 
The Weeknd - In The Night 
[…]  


Liens  


Les chemins de la philosophie, France Culture, « La nuit : vivre sans témoin » de Michaël Foessel : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit-vivre-sans-temoin-de-michael-foessel 

 
FranceInfo, Ille-et-Vilaine : des méga-serres à tomates éclairées la nuit perturbent les oiseaux : https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/ille-et-vilaine-des-mega-serres-a-tomates-eclairees-la-nuit-perturbent-les-oiseaux_3703201.html  


Ministère de la Transition écologique et solidaire français, définition de la pollution lumineuse : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/pollution-lumineuse 




Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

N'hésites pas à laissez un commentaire pour partager ton avis et tes inspirations culturelles ! 😊