Alberto Giacometti, Musée Granet, Aix-en-Provence, 2019
Nous avons tous et toutes un corps. C’est peut-être la chose la plus normale qui soit au monde : avoir (ou être) un corps. Pourtant, ce même corps, cette enveloppe extérieure à travers laquelle nous sommes perçus par le regard d’autrui et qui nous permet d’évoluer dans le temps et dans l’espace est un des principaux objets d’« anormalité ». Notre corps, c’est notre différence, notre unicité tout en étant à la fois un trait commun à l’humanité et au règne des êtres vivants dans sa globalité. Comment et pourquoi un élément aussi banal et universel que le corps peut-il être au cœur d’un rapport aussi complexe ?
Complexité et paradoxe
Notre corps nous permet d’avoir une place dans le monde, littéralement d’exister c’est-à-dire d’être extérieur à nous-mêmes, d’avoir une extériorité qui répond à notre intériorité. Quoique nous ayons tous un corps, personne n’a le même corps : tous comportent des différences et des nuances. Ainsi, ce n’est pas seulement grâce à notre personnalité que nous sommes uniques mais c’est aussi grâce à notre corps, qui porte les marques de nos organes, de notre passé, de notre histoire.
Notre unicité première est donc perçue à travers notre corps : lors d’une rencontre, d’une confrontation avec autrui, nous n’apparaissons pas, dans un premier temps, comme une personnalité et une identité mais plutôt comme un corps. Le corps est l’intermédiaire par lequel un lien est fait entre nous (notre esprit personnel) et autrui (un autre corps et une autre personnalité).
Puisqu’il est la chose à travers laquelle nous apparaissons, notre corps est un objet de perceptions et de jugements. Confronté au regard d’autrui, il subit nécessairement un jugement, une appréhension, une opinion sur laquelle nous n’avons aucune prise ni aucun pouvoir. Ce qu’autrui peut penser de nous nous échappe et nous reste la plupart du temps inconnu. Cependant, le poids de ce regard qui implique une pensée à laquelle nous n’avons pas accès est pourtant bien réel. À chaque fois que nous sortons dans la rue, que nous rencontrons d’autres personnes elles nous perçoivent (et nous les percevons) et peuvent émettre une opinion (influencée par de nombreux facteurs socio-culturels) sur nous. Dès lors, notre unicité signifie notre différence et peut donc être à l’origine d’une relation conflictuelle car, comme le souligne Jean-Paul Sartre dans Huis clos, « l’enfer, c’est les autres ».
Ainsi, pour l’auteur existentialiste, autrui est ce qui m’aliène, ce qui me rend étranger à moi-même, me dépossède de moi-même car il m’objective c’est-à-dire que je deviens, à ses yeux, un objet soumis à un jugement et associé à une nature donnée. Par conséquent, selon cette conception, je perds ma liberté à travers le regard d’autrui car je ne suis pas maître de ses pensées à propos de moi.
Approches et perceptions philosophiques
La question du corps est centrale en philosophie et motive de nombreuses pensées et théories. Qu’elles portent sur la relation entre le corps et l’âme ou sur l’existence même du corps, ces théories sont autant de clés pour penser et pour s’interroger sur le corps. Parmi les plus importantes, on retrouve :
- le monisme, qui considère l’être comme une unité indivisible (corps et âme ne font et ne sont qu’un),
- le dualisme, qui présente le corps et l’esprit comme deux entités distinctes et indépendantes,
- le matérialisme, qui soutient que tout est constitué de matière et donc que notre « âme » est le résultat de réactions neurologiques,
- l’idéalisme, qui affirme que la réalité extérieure n’existe que dans nos idées et notre esprit, qu’elle n’a pas de matérialité propre.
Comme l’aborde la phénoménologie, notamment avec les travaux d’Edmund Husserl et de Maurice Merleau-Ponty, le « corps » distingue deux approches :
- Körper : le corps physique et biologique, un corps parmi les corps qui peut désigner tous les objets, tous les autres corps,
- Leib : la chair, le corps-propre incarné et social, celui qui m’appartient et qui correspond à la dimension vécue de l’expérience personnelle et singulière, c’est mon corps.
Aliénation et dépossession
Toutefois, si notre corps nous appartient et nous est propre, il semble également nous échapper. Il est notre corps mais nous en sommes dépossédés dès lors que nous nous inscrivons dans le cadre d’une société et que nous côtoyons d’autres individus. Certes nous ne pouvons contrôler le regard d’autrui sur notre corps mais nous ne pouvons pas non plus faire totale abstraction des injonctions sociales et culturelles qui touchent l’usage et l’apparence de notre corps : pilosité, poids, taille, musculature, rides, chevelure, marques de « féminin/masculin » et autres… Les industries, cosmétiques notamment, reposent sur cette relation conflictuelle que nous pouvons entretenir avec notre propre corps. Elles sont même à l’origine de nombreux complexes et défauts qui n’existaient pas avant qu’elles décrètent que cela constitue une imperfection (comme les vergetures par exemple). Plus nous nous sentons mal dans notre peau, plus elles peuvent nous vendre des produits et ainsi gagner de l’argent. C’est dans l’intérêt des marques que nous soyons malheureux et que nous ne nous trouvions jamais assez bien.
Ces entraves à une appropriation et une maîtrise personnelles de notre corps naissent donc du fait que nous évoluions en société et que nous devions répondre de règles et de lois. Aussi de nombreux États prohibent-ils encore l’interruption volontaire grossesse ou l’euthanasie par exemple, qui signifient une expression du libre arbitre de l’individu.
Le corps est objet de contrôle (voire d’uniformisation si l’on prend le cas de certains régimes totalitaires par exemple). Pendant longtemps et aujourd’hui encore, agir sur le corps c’est pouvoir atteindre l’esprit, d’où les pratiques et techniques de torture, voire de peine de mort, qui ont pour but de punir ou de contrôler l’âme en passant par le corps. En portant atteinte au corps ou en l’isolant, il semblerait que l’on puisse parvenir à marquer l’esprit.
Néanmoins, ces exemples d’emprises extérieures sur le corps individuel soulignent que la liberté se gagne par l’émancipation de l’esprit par rapport au corps et du corps par rapport aux autres corps. En effet, ce n’est qu’en ignorant et en reniant les injonctions extérieures que l’on parvient à se réapproprier son propre corps. Si l’on accorde de l’importance aux injonctions socio-culturelles et à l’opinion d’autrui, on leur procure un pouvoir et une emprise sur son corps, on leur cède un droit de propriété ou d’exploitation - si je puis dire - car en considérant et en donnant de la valeur au négatif qui vient de l’extérieur, on lui permet d’avoir un effet sur soi. Au contraire, si l’on parvient à prendre du recul et à mettre en question ce qui semble s’imposer « naturellement » à son corps, on neutralise peu à peu cette emprise extérieure.
La poésie du corps
Bien que j’aie évoqué précédemment des aspects plutôt négatifs de la relation au corps, il ne faut pas oublier de revenir à ce qui constitue peut-être l’identité première du corps, sa beauté et sa force. Avoir un corps, c’est pouvoir entrer en interaction avec d’autres corps. C’est pouvoir ressentir des sensations (et des émotions). C’est pouvoir vivre et faire l’expérience du monde, de la nature. Comme le présente É. B. De Condillac dans son Traité des sensations, tout naît de nos perceptions et de nos sensations c’est-à-dire de la rencontre entre notre corps et la nature, entre nos sens et notre environnement extérieur.
Avoir un corps c’est donc pouvoir être au monde et faire des expériences, mais c’est aussi être en mesure de créer, notamment parce que nous sommes dotés en tant qu’êtres humains de mains avec un pouce opposable qui nous permet de saisir des objets. Sans corps il n’y a pas d’œuvres artistiques ni de perception ou de contemplation de ces œuvres. La danse, la musique, la peinture et la photographie (bien entendu j'en oublis...) sont des objets de beauté nés du corps et créés pour le corps. Ils n’ont d’autre utilité que celle d’être et d’être perçus par le corps.
Le corps est une rencontre, un toucher, une perception du monde et des êtres qui le peuplent. Le corps, c’est la possibilité de la beauté et de l’amour, c’est également celle de la tendresse et de la vie.
En conclusion, le corps est un moyen d’existence unique et complexe dans ses possibilités de liberté et d’appropriation. Tel un palimpseste, il garde les traces physiques de notre passé et nous permet d’évoluer vers l’avenir, de vivre de manière singulière. Les nombreuses tentatives de contrôle et d’uniformisation (directes ou indirectes) à son égard sont le signe qu’il représente un moyen d’expression et de liberté, qu’il reflète notre personnalité, notre unicité et notre humanité. Le corps a un pouvoir, est un pouvoir mais son apparence ne constitue pas la valeur de celui ou celle à qui il appartient, il n’en est que le véhicule, le moyen d’exister.
Nourriture de l’esprit - Mind food
Livres
AMADIEU Jean-François, La société du paraître, 2016
BROMBERGER Christian, Les sens du poil, une anthropologie de la pilosité, 2015
CHEVAL Sophie, Belle, autrement !, 2013
Séries
Girls de Lena Dunham, 2012 : Cette série suit l’évolution de quatre amies d'une vingtaine d’années à New York ainsi que leurs histoires personnelles et leurs interrogations quant à leur place, en tant que femmes, dans la société.
Sense8 de Lilly et Lana Wachowski et J. Michael Straczynski, 2015 : Cette série de science-fiction dépasse les frontières corporelles puisque huit individus se retrouvent connectés par un lien indéfinissable alors qu’ils se trouvent aux quatre coins du monde.
Sex Education de Laurie Nunn, 2019 : Cette série légère et ludique met notamment en scène la diversité des corps et des identités.
Photographes / Projets photographiques
Bieke Depoorter : photographies intimes, intrusion dans le quotidien personnel
Roman Opalka : série d’autoportraits inscrite dans la durée, relation au corps, au temps et à la production artistique
Michal Pudelka : photographie de mode notamment
Aurianne Clément : photographie du corps à tout âge
Phillip Toledano : « A new kind of beauty » est un projet photographique qui présente des corps ayant eu recours à la chirurgie esthétique. http://mrtoledano.com/slideshow/a-new-kind-of-beauty/thumbnails/
Artistes
Francis Bacon : peinture de corps torturés, presque décharnés
Marina Abramović : performance artistiques et mise en scène du corps
Jenny Saville : questionnement de la représentation du corps féminin
Michel Journiac : art corporel
Orlan : modification et mise en scène de son propre corps
Niki de Saint Phalle : sculptures célébrant la féminité
Marianne Maric : représentation du corps féminin
Youtube
Toutes les photos et réflexions sont personnelles, merci de respecter les droits.

Super article, plein de références et de ressources culturelles.
RépondreSupprimerSi tu ne l'as pas lu, Beauté fatale de Mona Chollet est très intéressant sur justement ces injonctions faites aux femmes (par le biais de la presse féminine ou de la publicité par exemple). Sur la forme, il y a des choses que je n'ai pas du tout apprécié, mais sur le fond ça reste une lecture très intéressante que je recommande !
je suis tombée par hasard sur ton blog et c'est un super article que je viens de lire ! méga intéressant et bien formulé :)
RépondreSupprimerOh merci beaucoup ! Je ne suis pas très présente sur le blog en ce moment mais dès la rentrée je compte proposer de nouveau un contenu régulier ! 😊
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